Mémoire complémentaire

Encore un effort, Monsieur le Président : l'histoire de Mme Bâ n'est pas achevée. Le récit n'est pas tout à fait mort. Vous voyez : quand je lui passe un miroir devant les lèvres, un peu de brume paraît. Preuve qu'il lui reste un minimum de souffle et quelques mots. Vous êtes d'accord, n'est-ce pas ? On ne peut abandonner un récit comme ça, avant d'être bien certain qu'il a fini de vivre.

Ne craignez rien, néanmoins : il n'en a plus pour longtemps. L'extrémité est proche. Et je vais abréger. D'autant plus que me voilà seul, désormais. Ma cliente a disparu. Je n'ai pas sa verve, moi. Je suis d'une région taiseuse, pas d'un grand pays de palabres comme la patrie des Soninkés.

Pour être tout à fait complet, je dois vous informer qu'une enquête est en cours. Grâce à la passionnée d'état civil, cette Mlle Launay – vous vous souvenez ? la voyageuse au bout du monde. En l'absence de ses supérieurs, ambassadeur et consul, elle a osé saisir l'Inspection générale, 23, rue Lapérouse, 75116 Paris. Osé certifier la véracité de toutes les informations présentées par Mme Bâ dans sa requête. Osé contester la décision de rejet prise le 17 septembre 2000 par sa chef, consul adjoint, Gabrielle Lançon. Osé, même, faire état d'« agissements contraires à la loi et à la morale » (ce sont ses propres termes) au sein du consulat. Vous conviendrez comme moi qu'il faut saluer son courage. Bien sûr, le droit la protège. D'abord l'article 28 de la loi du 13 juillet 1983, portant statut général des fonctionnaires[i]. Et puis la jurisprudence constante depuis l'arrêt du Conseil d'État Langneur (10 novembre 1944).

Mais vous savez comme sont les familles : aucune n'aime voir révéler ses turpitudes. Et moins encore lorsque la vérité émane du membre le plus infime de la famille.

Mlle Launay, qui aime tant l'administration, peut dire adieu à sa carrière ! Quels que soient les résultats de l'Inspection. Seuls un signe de votre part, une publique manifestation d'estime pourraient laver son front de cette tache autrement indélébile. Voyez ce que vous pouvez faire. Et revenons au sujet principal.

 

Rien.

Rien au courrier. Les cercueils exceptés.

Peut-être se seraient-ils tenus tranquilles si vous aviez daigné nous accuser réception, Monsieur le Président ? Tout se sait à Bamako. Et je ne vois pas pourquoi les cercueils seraient moins bien informés que le reste de la population. Un mot de vous et ils regagnaient, penauds, leurs terriers. Mais comme vous vous taisiez, comme, jour après jour, la boîte aux lettres de ma cliente restait vide de toute missive à en-tête de votre Présidence, les cercueils en ont pris à leur aise. Personne ne le leur reprochera… Pas plus que je ne me permettrai de vous accabler. Vous avez tant à faire !

Sachez seulement que Mme Bâ Marguerite, née Dyumasi, était triste, si triste de votre silence ! Au fil des pages, toutes ces pages qu'elle avait si soigneusement rédigées pour vous, elle s'était attachée. Dans son âme hautaine, mais aussi généreuse et sentimentale, vous étiez devenu comme un très grand frère. Pardonnez-lui cette naïveté.

 

Je ne me souviens pas de tous les cercueils. Seulement du dernier. Par rapport aux miniatures du début, il avait bien grandi. Déjà la taille d'un enfant. À peu de centimètres près, celle de Michel au moment de sa rencontre maudite avec les recruteurs. D'ailleurs, deux chaussures de football étaient grossièrement peintes sur le dessus. Il fut déposé place de la Liberté, devant le siège du ministère de l'Éducation nationale. Sans doute vers la fin de la nuit. En tout cas, il attendait Mme Bâ au matin de la réunion annuelle des inspecteurs (« Bilan de la décennie contre l'illettrisme. Stratégies comparées »).

— Marguerite, un gros paquet pour toi !

Vous imaginez la réaction de ma cliente quand, devant tous ses confrères, elle coupa les nœuds, déchirale papier, et que parut la volumineuse offrande. Non, d'ailleurs, personne, pas même vous, je crois, n'aurait pu prévoir le calme de Mme Bâ, ni son sourire de reine : « Tiens ! Moi qui me croyais si populaire ! J'ai dû pousser une porte interdite. » Et elle rentra dans la salle sans plus s'occuper de la boîte noire.

Qu'est-ce qu'une femme ? Mme Bâ.

Comment ne pas mettre toutes ses forces au service d'une telle incarnation de la souveraineté souriante ?

 

Salut à la Régie des chemins de fer du Mali !

Reconnaissant, avec une bonne foi des plus rares dans l'univers volontiers autosatisfait des services publics, que ses trains avaient du retard, cette société décida, un beau jour de 1969, d'aider ses clients à prendre patience. Elle aurait pu, il est vrai, choisir une autre stratégie et lutter pour améliorer la ponctualité des mouvements. Mais, intelligente et réaliste, elle savait qu'une telle guerre était perdue d'avance : le mauvais état des voies et des matériels, allié à une certaine indolence du personnel, interdisait tout progrès dans ce domaine.

Mieux valait accepter ces retards comme des données intangibles, tout en agissant pour les rendre supportables. Voire agréables. Il faut dire que lesdits retards dépassaient fréquemment les six heures et pouvaient atteindre la semaine. N'importe quelle autre administration, confrontée à un tel problème, se serait contentée, après rapport d'une commission mixte, psychologues/architectes, de repeindre la salle d'attente en bleu, teinte de l'apaisement.

Au lieu de ce genre de mesurette, il fut décidé de prendre le taureau par les cornes. Que préfèrent les Africains ? Palabrer. Et après ? Faire l'amour. Et avant et après ? Écouter de la musique et danser. La solution était trouvée.

Les Chemins de fer du Mali allaient ouvrir à Bamako, en bordure des quais, un établissement où, en attendant le départ, les voyageurs pourraient se livrer à leurs occupations favorites. Ainsi naquirent simultanément deux légendes : le Buffet de la Gare et son orchestre résident, le Rail Band. Créateurs : Tidiani Koné (griot-trompettiste) et Djely Mady Tounkara (guitariste). Bientôt rejoints par le fils de prince, albinos de génie, Salif Keita, puis par le balafoniste guinéen Mory Kanté.

Pardonnez ces précisions, Monsieur le Président, les fous de musique africaine, comme les amateurs de jazz, aiment l'accumulation des informations. Et d'ailleurs, dans le cas où, au rappel de ces noms, vos jambes, sous le bureau officiel, ne se mettraient pas soudain à s'agiter joyeusement, que vaudrait cet amour pour l'Afrique que si souvent vous proclamez ?

Bref, c'est à ce Buffet de la Gare, « cathédrale de l'attente, vous ne trouvez pas, Benoît ? », que Mme Bâ me donna rendez-vous.

— Alors, comment trouvez-vous notre Buffet ?

Elle surprit mon regard d'adolescent timide, bouleversé par l'enchevêtrement des couples.

— Vous cherchez le fantôme de Balewell, n'est-ce pas ? Il est vrai que cet endroit aurait dû lui plaire, unvrai paradis de la drague. Eh bien, figurez-vous qu'il détestait. Ce cher Peul préférait le silence, les cajoleries poétiques, les longues marches côte à côte sur le sable et sous les étoiles. Chacun sa technique. Ici, je suis tranquille : aucun fantôme à redouter.

 

C'est au Buffet que, tout au long de ces jours éprouvants, nous échangeâmes nos absences de nouvelles.

— Alors?

— Rien.

Heureusement que la guitare mandingue de Mama Sissoko nous prenait dans ses bras et nous entraînait loin, loin de nos préoccupations, loin de la France, dans un pays où on répond au message reçu, où on ne laisse jamais sur le seuil quelqu'un qui souhaite vous rendre visite.

C'est au Buffet, sur une musique de Salif, la longue mélopéeMali Denou, que je fis ma demande.

À cet instant, un petit retour en arrière s'impose. Vous voyez, Monsieur le Président, les conteurs africains m'ont contaminé. Mais c'est ma dernière digression, je vous le jure.

Vous vous souvenez du bout du monde ? Bamako-Kayes-Yélimané. J'étais venu y saluer Mme Bâ.

 

Qu'est-ce qu'une femme ?

La route avait été longue, mais j'avais la réponse.

Qu'est-ce qu'une femme ?

Mme Bâ. Marguerite Bâ, née Dyumasi, qui était tellement là. Présente. Infiniment présente.

Les autres êtres humains, j'avais toujours eu l'impression qu'ils flottaient, ballottés sans cesse par le vent des circonstances. Moins des personnes que des hypothèses, des feuilles mortes. Un concours de hasards les avait conduits ici, un autre aurait pu les guider ailleurs. Ils n'étaient pas propriétaires d'eux-mêmes, mais locataires, ils passaient de chambre en chambre, ils se logeaient à la journée ou à l'heure, souvent bien moins.

Mme Bâ était toute à son travail, distribuant des craies pour l'instant. Un à un les bâtons blancs. Comme autant de trésors. Et elle était là. Où qu'elle aille. Et depuis toujours. Elle n'avait sûrement pas même eu besoin de naître. Pourquoi voulez-vous des preuves de mon existence ? Je suis là. Où que j'aille. Et depuis toujours. Vous n'avez pas compris? Je suis l'Africaine. C'est-à-dire qu'aucun être humain n'est arrivé sur cette terre avant moi. La première à quitter la condition d'animal, à se dresser sur ses pattes de derrière et à guetter de haut le monde, c'est moi.

 

La regardant, je me disais : enfin je sais pourquoi je suis venu. Venu de si loin. Et deux fois venu. De France en Afrique. Et de Bamako jusqu'à cette extrémité du monde.

Mes confrères mâles français, pour rencontrer leur première femme, n'avaient eu qu'à monter l'escalier ou prendre l'ascenseur et pousser une porte. Moi, ce long, si long voyage m'avait été nécessaire.

— Oh, que je suis seule. Et fatiguée.

Rien qu'un murmure, sept mots à peine émergés du silence.

De retour de son inspection, tard dans la nuit, Mme Bâ s'était effondrée. Sur le siège le plus proche : un gros sac de bouillons Maggi oignon/épices. La seule lumière de Yélimané éclairait à demi son visage épuisé, c'était le néon de la cabine téléphonique, là-bas, tout près, de l'autre côté de la ruelle sablonneuse. Telle que je la connaissais, Marguerite devait déjà regretter sa plainte. Une Africaine avance dans les jours sans jamais rien dire de ses peines, maître Benoît. Pour gémir, nous avons des pleureuses professionnelles. Mme Bâ se taisait. On n'entendait plus que des appels : Douga, tu as Montreuil. Aminata, tu vois que tu as bien fait d'attendre, je te passe Melun. Suivaient des flux de conversations de plus en plus fiévreuses, accélérées vers la fin.

Quelle audace m'a pris? Mon voyage, si long voyage, m'en avait-il donné le droit ?

Je me redressai. Je la regardai dormir. En ce moment, je suis plus grand qu'elle. Je me souviens que je me répétais cette phrase imbécile, pour une fois que je suis plus grand qu'elle : ça ne se reproduira pas de sitôt. J'avançai mes doigts sur la tête de Mme Bâ, ils caressèrent ses cheveux, descendirent vers ses paupières et lui essuyèrent ses larmes.

Plus tard, peut-être cent ans ou mille ans plus tard, je sentis des mains se poser sur les miennes, je sentis des lèvres se poser sur mon front. J'entendis la voix que désormais je connaissais si bien : « Merci. »

Voilà.

Rien de plus.

Déjà, Mme Bâ s'en était allée. Vers sa chambre minuscule de la maison des jumelages. Sans doute dormait-elle déjà.

Ce rien de plus avait suffi pour déclencher en moi une manière de folie. Des phrases me tournaient et retournaient dans la tête, semblables aux animaux peinturlurés d'un manège : qu'est-ce qu'une femme? Comment savoir ? Une chose est sûre, je l'ai trouvée. Ma première. Mon interminable. Mon unité. Mon voyage abouti…

Et lorsque le doute, une petite voix aigrelette, parvenait à se faire entendre – « tu es bien sûr, Benoît, tu ne rêves pas ? », une volée d'arguments irréfutables la faisait taire à l'instant : quand mes doigts se sont posés sur sa tête, Mme Bâ n'a pas protesté. Mme Bâ m'a embrassé, oui ou non ? Mme Bâ n'est pas du genre à embrasser n'importe qui.

Telle fut ma nuit : glorieuse et sans sommeil. Vous voyez, Monsieur le Président, je fais comme Mme Bâ. Je m'ouvre à vous, je vous parle ainsi qu'à un grand frère.

Le lendemain, pour revenir à Bamako, j'avais réussi à me procurer cette rareté : un billet d'avion. Logique, vu mon état : je ne touchais plus terre. Mme Bâ avait tenu à m'accompagner (quand une inspectrice infiniment consciencieuse décide d'abandonner en son milieu un stage sur les nouvelles méthodes d'enseignement de la grammaire, c'est qu'elle aime, non ? ).

Ce matin-là, nous marchions donc côte à côte sur le tarmac, Mme Bâ et moi.

Moi, fier, si fier, vous avez vu qui m'escorte ?

Comment voulez-vous qu'une main fasse preuve d'intelligence quand tout le corps de son propriétaire n'est que bêtise ? Ma main droite, en conséquence, s'approcha de l'épaule gauche de Mme Bâ et s'y installa. En propriétaire. Mesdames et messieurs, créateurs du ciel, de la terre et de l'eau, apprenez ceci : Marguerite Bâ est mon amour. Un amour incontestable et réciproque. Mme Bâ et moi, c'est pour toujours ; Mme Bâ est à moi.

Le pilote avait retiré sa casquette très galonnée. À l'évidence pour saluer la grande nouvelle. Mme Bâ tourna lentement la tête dans ma direction. Ses yeux, l'espace d'un instant, fixèrent ma main. Une main que je sentais trembler au bout de mon bras. Elle appelait à l'aide : Tu m'as installée là ; et maintenant, imbécile, qu'est-ce que je fais ? Je ne sais plus comment ma main se débrouilla pour disparaître, rentrer sous terre. Durant des jours, elle n'accepta plus aucun ordre de moi.

Une fois encore, pardonnez cette longue digression, Monsieur le Président, vous n'avez pas oublié que nous sommes en Afrique où, à l'inverse de Paris, tout est rare sauf le temps. Revenons au Buffet de la Gare.

Ma folie m'avait repris. Camouflée, détournée, mais folie quand même.

— Epousez-moi, madame Bâ. C'est la solution la plus simple. Une fois française, plus besoin de visa ! Vous êtes en France chez vous. Sitôt Michel retrouvé, nous divorçons.

— Pauvre Benoît…

Dans les yeux de Mme Bâ, reparut le regard, frère jumeau de celui qui, sur le terrain d'aviation, avait accablé ma main. Un regard qui, tour à tour, s'étonne, méprise et s'apitoie.

— Pauvre Benoît ! C'est ça, pour vous, le mariage ?

« Pauvre Benoît ! Pauvre Benoît ! »

Elle ne se répétait pas. C'est sa voix qui devait rebondir contre les parois de ma tête.

— Tu es encore bien jeune. On n'épouse pas pour franchir une frontière. Ou alors… En tout cas, pas les frontières terrestres. Je n'ai qu'un mari : Balewell. Au cas où tu n'aurais pas compris, la mort ne change rien. Vois ces jeunes diablesses, là-bas, comme elles brûlent la piste ! Pourquoi ne vas-tu pas faire connaissance ? C'est de ton âge.

 

De nouveau le Buffet de la Gare.

— Maître Benoît, je ne voudrais pas que ce double malentendu gâte notre exemplaire relation d'amitié.

Elle avait sorti un cahier d'écolier.

— J'ai donc réfléchi. Et pris des notes, pour ne rien oublier. Écoutez-moi. Et, surtout, ne m'interrompez pas. Les répétitions de l'orchestre vont bientôt reprendre et on ne s'entendra plus.

— Allez-y, madame Bâ.

Elle prit sa voix de conférencière, un peu plus aiguë et solennelle que la vraie.

— En bonne héritière des manies classificatrices de mon père et de ma mère, l'âge venant, avec sa cohorte d'expériences plus souvent lourdes que légères, il me semble pouvoir aujourd'hui ranger les hommes blancs qui s'intéressent à une femme noire en trois catégories :

Premièrement, les touristes sexuels avec leurs quatre variantes :

les amateurs d'exotisme : nous plaisons parce que nous sommes différents ;

les esthètes : nous plaisons parce que la nudité noire est plus belle que la blanche ;

les paresseux : nous plaisons parce que, pauvres, nous sommes plus faciles ;

les techniciens : nous plaisons parce que nous pratiquons mieux l'amour.

Deuxièmement, les touristes humanitaires : nous plaisons parce que nous manquons de tout. La charité trouve avec nous un terrain de jeux inépuisables.

Troisièmement, les touristes pédagogiques : nous plaisons parce qu'il y a tant à nous apprendre, notamment à faire moins d'enfants.

— Bravo, madame Bâ !

— Je vous ai dit de ne pas m'interrompre. En vous, maître Benoît, se retrouve, comme dans un bon cocktail, bien mêlées dans le mixeur, un peu de toutes ces catégories. Première conclusion positive : vous n'êtes pas monomaniaque, au contraire de tant d'autres. Nous vous intéressons pour de multiples raisons. Bravo. Je crois que mes consœurs et moi, nous le méritons.

Ses yeux ne quittaient pas le cahier. De temps en temps, elle s'arrêtait pour réfléchir.

— Mais il y a plus : une dernière catégorie, beaucoup plus rare, celle des préhistoriens, à laquelle il me semble que vous appartenez d'abord. Et, vous allez voir, ce n'est pas de ma part un mince compliment.

« Je m'explique. Certains, dont vous, viennent aussi en Afrique chercher et rechercher le début du monde. Pour ces préhistoriens, ces amateurs de commencement, une femme noire est l'héritière directe de la première mère.

— Je… Je suis d'accord, madame Bâ.

— J'entends déjà mon quasi-ingénieur de père rugir à mes oreilles : décidément tu n'es pas une scientifique, Marguerite. Aurais-tu oublié, mauvaise élève, que rien ne démarre jamais sans l'union d'un mâle et d'une femelle? Cependant, quelque chose me dit qu'avant même le début, c'est-à-dire au vrai début, le mâle était aussi femelle et la femelle aussi mâle. Ce doit être le fleuve, mon fleuve qui m'inspire comme toujours : il n'y a pas de sexe dans l'eau. Et pourtant c'est d'elle que vient la vie.

« Quand vos yeux pour la première fois se sont posés sur moi, vous vous souvenez ? – “Que puis-je pour vous, madame… Bâ ? ”–, j'ai ressenti exactement cela : pour vous je n'étais pas qu'une femme mais la plénitude, l'entièreté d'un être humain. Merci, maître Benoît.

— Merci, madame Bâ.

Par chance, ou par malheur, la musique, qui avait éclaté soudain comme un orage, nous empêcha d'en dire plus.

 

Le Buffet de la Gare encore, la foule des grands jours : suite à des inondations, aucun train n'était arrivé ni parti depuis une semaine. Ultime rendez-vous. Mme Bâ m'a tendu la lettre venue de France :

 

Montreuil, 10 janvier 2001.

Chère Marguerite,

Serrez les poings, clignez des yeux, inspirez fort, comme l’Africaine indomptable que vous êtes.

Serrez les poings, sifflotez n'importe quoi, votre chanson préférée, par exemple cet air qui vous faisait si tendrement sourire, le soir au campement, quand le jeune guide Modu acceptait de vous prêter son lecteur de cassettes. Quelle époque heureuse vous rappelait-il ? Surtout, gardez cette musique en vous.

Chère, si chère et généreuse Marguerite, tellement présente malgré la distance, cette mer et ce désert qui, depuis notre lumineuse rencontre, ne parviennent pas à nous séparer. L'oiseau qu'à contrecœur nous voilà obligés de vous expédier par exprès n'a rien des gracieux migrateurs dont nous aimons tant suivre, vous et nous, la route souveraine.

D'avance et d'ici, nous entendons vos cris : plus vite, au fait, qu'est-il arrivé ? Notre lenteur est votre faute. Nous avons appris de vous que la vérité qui se dévoile trop vite manque l'essentiel. Vous vous rappelez ce que vous nous avez enseigné, le soir, au campement ? La vérité est dans le chemin vers la vérité.

Mais maintenant, hélas, le moment est venu.

Annie et moi, nous l'avons retardée, la mauvaise nouvelle, autant qu'il nous était possible. Pour vouslaisser une nuit, encore un jour de paix. Il s'agit de votre, de notre Michel. Il a disparu.

Samedi matin, avant-hier déjà, nous sommes partis pour Le Havre. Il y avait longtemps que nous ne l'avions pas vu jouer. Les équipes prennent position. Pas trace de votre petit-fils ni sur la pelouse, ni sur le banc des remplaçants. J'ai attendu la mi-temps. J'ai réussi à interpeller l'entraîneur, M. Takis :

— Michel Bâ, où est-il ?

— Connais pas.

Et il s'est engouffré dans les vestiaires. Vous vous rendez compte ? « Connais pas. » Alors que, six mois plus tôt, il nous affirmait, les yeux dans les yeux : « Le petit Michel ? S'il continue à travailler dur, j'en ferai Djibril Cissé. Peut-être même un ballon d'or. »

Rongeant notre frein, nous avons patienté quarante-cinq minutes. Vous connaissez Annie. Quand on refuse de lui répondre, son sang de syndicaliste se met à bouillir. À la fin du match, perdu 2 à 1 par Le Havre, c’est elle qui s'est ruée sur le coach : Michel Bâ, qu’en avez-vous fait ?

— Mais qu'est-ce qu'elle me veut ? Elle est folle, celle-là !

Il s'est dégagé d'un coup de coude et a rejoint ses joueurs.

La foule s'en allait lentement. Nous restions là, perdus, sur le parking. Annie était d'avis de prévenir la police. Je l'ai retenue à grand-peine : tu es sûre que Michel est en situation tout à fait régulière ? Cette démarche pourrait lui nuire. Prévenons d'abord Mme Bâ.

Nous regagnions notre voiture quand un blondinet s'est approché.

— Vous ne savez pas ce qui est arrivé à la Colle… ?

« La Colle », vous vous souvenez ? Comme il étaitfier de son surnom !

Le blondinet tournait la tête à droite, à gauche, comme un oiseau apeuré.

— Vous ne dites pas que c'est moi, hein ? Autrement, M. Takis me tue. Vous pouvez me raccompagner à Sainte-Adresse ? J'ai manqué le car.

Pendant un long moment, il s'est tu. Il guettait par la lunette arrière. Il n'a recommencé à parler qu'une fois quitté le centre-ville.

« Michel est mon copain. En janvier, contre Châteauroux, un méchant l'a cassé. Tacle par-derrière. Même pas carton rouge. Il ne faut pas croire qu'entre jeunes on se fait des cadeaux. Le foot est féroce. Michel se tordait par terre. Civière. Ambulance. Je l'ai accompagné à l'hôpital. Au revoir le genou, ligaments croisés arrachés. Le lendemain, le coach est venu. Michel bégayait de bonheur et de fierté. Bon… bonjour, monsieur Takis ! Tu vois la chance qu'on a, un entraîneur qui prend si bien soin de nous. C'est pas en Afrique que ça arriverait.

— Je n'ai pas beaucoup de temps, mon petit Michel, je voulais te souhaiter bonne chance.

— Faites-moi confiance, monsieur Takis, je vais me rééduquer comme personne !

Il rayonnait, la Colle, un sourire qui me reste dans le cœur.

— Le médecin ne t'a pas parlé ? Ils sont tous pareils, les blouses blanches, rien dans le slip. Alors c'est moi qui vais te dire la vérité, mon petit Michel : tu es perdu pour le foot.

La Colle le regardait sans comprendre.

— Allons, allons, ne fais pas cette tête-là. Il y a des milliers d'autres métiers sur terre. Où on n'est pas obligé de se faire tuer par les terreurs de Châteauroux. Le club a payé le chirurgien. Rien à craindre de ce côté.

Il a sorti une liasse de billets, une liasse très mince.

— Voilà pour toi, un pécule de nouveau départ. Bonne chance, mon petit Michel. Content de t'avoir connu !

Et il est parti.

La Colle commençait à se rendre compte. Son sourire se changeait en grimace. Il a jeté les billets par terre.

La porte s'est rouverte. Le coach a tendu son doigt vers nous.

— Pas d'embrouille, mon petit Michel ! Nous sommes d'accord? Tu t'en vas avec ton fric, bien gentiment. Sinon, c'est la police. Et pas la peine de revenir, on t'a donné ta chance. Mais maintenant, on te connaît plus. Et toi, Patrick, si tu l'ouvres d'un millimètre, tu peux dire adieu au centre de formation.

M. Takis est reparti pour de bon. »

— Le salaud, le salaud, grondait Annie.

— Vous me jurez de ne jamais parler de moi ? Le foot, c'est ma vie, vous comprenez ?

Nous avons juré.

— Et Michel, maintenant, où est-il ?

— Je ne sais pas, je ne sais pas.

Il hurlait, pauvre gamin, encore plus jeune que Michel. Le foot les prend au berceau.

La voiture était arrêtée à un feu rouge. Le blondinet en a profité. Il a ouvert la portière.

Pardon, Marguerite, d'avoir à vous raconter cette histoire-là, vous qui nous avez tellement enchantés de contes, dans le Djoudj !

Telle est la situation.

Connaissant votre nature de combattante, nous sommes persuadés que vous allez accourir. Alors acceptez, s'il vous plaît, notre contribution, les 350 euros ci-joints. Seulement la moitié du voyage, hélas. Depuis qu’Air France détient le monopole pour les vols sur l'Afrique, elle rackette. Honte à elle ! Pardon de ne pouvoir envoyer plus. La retraite commence à faire son effet sur nos finances.

Bien sûr, nous n'attendons pas votre arrivée pour lancer nos collègues dans la recherche. La Poste a le plus dense réseau national. Bien improbable qu’aucun receveur, aucun facteur ne remarque un Michel esseulé qui regarde ses pieds d'un air plus triste qu'il n'est habituel.

Annie et moi vous serrons dans nos bras.

PS : Il va sans dire que vous pouvez user de nos noms, jusqu'à la corde, comme références. Peut-être que les sourcilleuses autorités consulaires seront rassurées par notre double statut de fonctionnaires. Voici les photocopies de nos cartes ainsi que cette curiosité, peut-être pourra-t-elle vous servir, cadeau d'un oncle de Tréguier, retraité de l'inscription maritime : notre arbre généalogique, rien que des Bretons depuis 1789 !

 

— J'ai trop attendu. Au revoir, maître Fabiani. Merci pour tout.

Le temps que le serveur veuille bien interrompre sa danse pour présenter l'addition, Mme Bâ avait repris sa guerre. C'est-à-dire qu'elle n'était plus là. Aucune trace d'elle à Bamako. Je l'ai retrouvée, après quels efforts, à mon retour d'un voyage urgent à Paris. Dans l'un des endroits les plus périlleux du monde.

 

Je vous passe les détails de ma recherche, au demeurant facile, étant donné la personnalité de Mme Bâ : logique et obstination.

Gagner la France par avion? Impossible. Ulysse Communications contrôlait l'aéroport, haut lieu du racket des voyageurs soninkés.

Le train? Oublions. On ne peut pas lui faire confiance. Les locomotives sont des dévoreuses de maris. Pourquoi respecteraient-elles une grand-mère ?

La route ? Trop mauvais souvenirs à l'Ouest (maudite ville frontière de Kidira). Trop de risques par le Sud (guerre civile en Côte-d'Ivoire).

Restait l'évidence : le fleuve.

Vous le savez comme moi, chaque humain appartient à un élément. Il est de mer, de sable, de vent, de glace, de montagne… Cet élément naturel est sa première famille, sa tribu dans l'ordre de la géographie. Il s'y réfugie quand tout s'effondre autour de lui et en lui.

Mme Bâ avait beau, quand elle se trouvait à Bamako, dénigrer sans cesse le Niger – « aucune noblesse », « égout puant », « moquette de jacinthes » – personne n'était dupe, chacun voyait bien ses coups d'œilsubreptices : elle l'admirait de toute son âme. Et davantage, sans oser se l'avouer, que son cher Sénégal, tellement plus sage et convenu.

Demandez une carte à votre aide de camp. Suivez le cours du Niger. Au lieu de gagner la mer, comme tous les autres fleuves, il monte follement plein Nord pour s'affronter au Sahara. Eau contre sable, il veut mener bataille. Le Niger et Mme Bâ étaient donc de la même race des indomptables, faits pour s'entendre. Elle avait dû prendre le bateau, l'un de ces paquebots plats qui profitent pour naviguer de la saison des pluies.

Elle n'avait qu'une semaine d'avance sur moi. Qu'est-ce qu'une semaine en Afrique ?

 

Toujours bredouille.

On n'avait vu personne ressemblant à Mme Bâ descendre à Mopti ni à Kabara (port de Tombouctou) ni à Gomma. En arrivant à Bourem, j'allai, pour reprendre des forces, m'asseoir au bord du Niger.

Au grand effroi de Marysa, ma toute-puissante secrétaire (« Mais ce long et très inutile voyage va conséquemment le casser, monsieur… Les génies du lac Debo vont lui emmêler les aiguilles »), j'avais emporté mon compagnon jaune, mon directeur financier et garde-fou : le chronomètre John Poole. Qui avait tant effrayé – exaspéré aussi – Mme Bâ. Je le sortis de sa boîte. Je voulais lui donner quelques leçons. Je lui montrai la lenteur, devant nous, toutes ces lenteurs, plutôt, un vrai catalogue. L'indolence du fleuve, la courbe infinie des méandres (certaines formes visibles sur notre planète bercent mieux qu'une chanson, n'est-ce pas? ), la double langueur des pirogues et des aigrettes, au loin la marche imperceptible des caravanes…

— Regarde bien : le temps, le temps véritable, le temps de tout ce qui vit, le temps des humains, le temps des animaux, le temps des palmiers, le temps du fleuve, le temps n'est pas du tout ce que tu crois, une course insensible et saccadée. Alors tu vas me faire le plaisir d'arrêter ta chamade perpétuelle, ta mécanique sans âme. Tu m'entends, John? Et, s'il te plaît, module désormais ton rythme en fonction de mes clients. Un peu de souplesse, que diable ! J'en ai assez de ton intransigeance. Tu m'entends, John ?

M'avait-il compris ? Comment savoir ? Son cliquetis n'avait pas varié. Mais les Anglais savent demeurer impassibles, même quand des tempêtes intérieures les bouleversent. Alors, pour faire bonne mesure, j'ajoutais une ou deux menaces :

— Nous sommes bien d'accord, John ? Tu changes tes manières ou je serai contraint de me séparer de toi.

Un groupe d'enfants me regardaient en riant.

— Venez vite, le Blanc palabre avec son horloge !

— Oh, le voilà maintenant qui se met à l'écouter.

— Il faudrait le prévenir que les montres ne parlent pas !

Ces enfants disaient vrai : j'avais collé John Poole contre mon oreille. Car – vous allez me prendre pour un fou, évoquer ma fatigue, la violence du soleil sur mon crâne – il m'avait bien semblé l'entendre protester. « C'est moi qui vais te quitter, Benoît. Mme Bâ t'a changé : tu deviens toi-même africain. Je ne sers plus à rien. Qui peut mesurer le temps d'un Africain ? »

 

À première vue, la ville de Bourem ne paie pas de mine : au bord de l'eau, un amas de cubes ocre, cerné par des pustules plus claires (les tentes rondes des Bellas, les esclaves des Touaregs). Bref, une localité sans charme aucun, pareille à des milliers d'autres.

Pour rendre justice à Bourem, il faut revenir à la carte. Constater qu'à partir de ce point précis le Niger infléchit sa course et redescend vers la mer. Comment ne pas créditer Bourem de cette sagesse retrouvée ?

— Bon, maintenant, Niger, fini de jouer ! Tu as mené ta bataille contre le désert. Comme on pouvait s'y attendre, tu as perdu. Personne ne te reproche ta défaite. Au contraire, chacun admire ton audace, ton courage, ta vaillance. Objectif mille fois rempli. À quoi sert de t'obstiner ? Tu veux vraiment que le Sahara te montre qui est le plus fort ? Tu veux finir ensablé, une bonne fois pour toutes, comme un vulgaire petit oued ? Alors tu vas bien gentiment reprendre ton lit normal et suivre ton destin fluvial et te jeter, auréolé de gloire, dans le golfe de Guinée.

Le Niger ne répond rien. Il est trop fier pour ça. Mais il obtempère, il courbe la tête, vire de bord et gagne le Sud.

Cette leçon, Mme Bâ l'avait-elle également suivie ? Je menai mon enquête. Et constatai ce que je redoutais : Mme Bâ était bien plus folle que le fleuve.

Sur une place, une dizaine de pick-up attendaient, un vrai musée Toyota, des modèles les plus anciens, les BJ 30, 45, aux bombes plus récentes, le BJ 75, six cylindres à essence, 180 km/h garantis, le HZJ 105, le palace des sables… Certains n'avaient encore que deux ou trois clients. D'autres débordaient déjà de passagers. Aucun des jeunes gens ne bougeait, ils dormaient, prenaient des forces pour l'aventure ou regardaient, hébétés, droit devant eux, sans rien dire, comme drogués.

Un homme édenté m'ouvrait les bras, un ancien combattant, il portait un ruban vert à son veston troué.

— Voyage pour Tessalit, l'Algérie, le Maroc, la Libye ? Bon prix. Sécurité. Choisis le véhicule. Rien que du premier choix.

Je mis quelque temps à comprendre l'inscription à la craie sur la pancarte au-dessus de sa tête :

Biro Transport

Ssandika

Je m'adressais à la bonne personne, le représentant du syndicat des transporteurs. Les passeurs s'étaient organisés…

— Une femme grande, d'ethnie soninkée…

Il ne fronça pas longtemps les sourcils.

— Attends, je réveille ma mémoire. Ce sera facile. Hélas, nous avons peu de clientes. Le ssandika se souvient de tout le monde, le transport est une famille. Voilà, j'y suis. Une presque géante, il y a une semaine, c'est ça ? Elle a payé pour un BJ 30, on lui a offert le mieux, un HZJ. Promotion spéciale du ssandika : j'espère qu'elle parlera de nous quand elle sera en France. Tu cours après elle ? Je te donne une place ?

Le plus aimablement possible, je lui demandai quelques instants pour réfléchir.

— Quand on réfléchit, on part pas.

Dans les pick-up, les candidats émigrés étaient sortis de leur torpeur. Ils m'appelaient à grands cris. Hé, le Blanc, viens avec nous ! Non, avec nous ! Tu nous porteras bonheur ! Tu aimes Ben Laden ? … Ils s'étaient redressés. Ils montraient le visage émacié qui souriait sur leurs tee-shirts. Tu veux rencontrer Ben Laden ? Il n'est pas loin, juste vers le Nord. Demande au ssandika, c'est en option…

Pourquoi la jeunesse préférait-elle les héros barbus ? Après le Che, Oussama. Je m'enfuis piteusement.

 

— Alors, vous avez fait connaissance avec les mafias locales, on dirait ?

Quelqu'un me parlait dans le soleil. Je fis trois pas de côté pour mieux voir. Un culbuto. Le mot m'était revenu en même temps que la forme. Ces jouets-personnages qui s'élargissent régulièrement du haut vers le bas pour finir en boule. Grâce au plomb qui les leste, on a beau les frapper, ils recouvrent toujours leur équilibre. Un culbuto chaleureux, grand sourire et main tendue.

— Gilles Bastian, ressortissant luxembourgeois, ONG Aman Iman : « l'eau, c'est la vie » en bambara. Nous forons des puits.

Je dis mon admiration pour cette belle activité.

— Si vous allez vers le Nord, j'ai une place pourKidal. Un bon vieux Cessna 105. Croyez-moi, vous ne perdrez pas au change.

— Le ssandika est dangereux ?

— Votre nouvel ami vous l'a dit : le transport est une grande famille ; cigarettes, armes, drogues, immigrés…

 

Un autre culbuto, de genre féminin cette fois. La pilote belge (quatre galons) d'Aviation sans frontières était la copie conforme du puisatier : même rondeur conséquente de la taille, même jovialité généreuse.

— Je m'appelle Marie-Pierre.

Avant d'embarquer, elle me tendit une pilule.

— Pardon d'être triviale, monsieur l'avocat, mais mon petit appareil n'a pas de toilettes. Il vaut mieux prendre ses précautions, n'est-ce pas ?

 

Un vent de sable s'était levé. Une brume jaunâtre cernait l'avion de plus en plus près. La Marie-Pierre aux quatre galons ne semblait pas rassurée. J'étais assis derrière elle, au milieu des bagages. Je voyais les cheveux s'humecter de sueur. Elle parlait de plus en plus. Les grands pays européens n'ont-ils pas honte de si peu donner au Sud ? C'était sa rengaine. Au contraire, la Belgique et le minuscule Grand-Duché du Luxembourg peuvent marcher le front haut. Grâce à un don personnel de la Grande-Duchesse, on vient de nous installer le GPS. Merci à elle. Mais nom de Dieu, à quoi sert de savoir où on est si l'on ne peut atterrir ? Je vais descendre encore un peu.

Dans les éclaircies, nous retrouvions la piste, les traces de pneus, et les camions. Les malheureux, ils avaient l'air de souffrir le martyre, juste en dessous de nous, écrasés par leurs charges, disloqués par les cahots. Ils n'avançaient que mètre après mètre. Beaucoup avaient rendu l'âme, abandonnés çà et là. D'autres étaient soignés avec ardeur. On voyait des capots levés, des corps allongés entre les roues ou plongés à demi dans les moteurs. Les pick-up passaient plus vite. Mais montant vers le Nord ou en redescendant, ils étaient tous également pleins.

— Je ne comprends pas. Drôle d'immigration ! Ils sont aussi nombreux à revenir qu'à partir.

— Figurez-vous que l'Algérie refoule, maintenant, et le Maroc, et la Libye. Tout le monde refoule.

— Combien réussissent à franchir le Sahara ?

— Personne ne sait. Dix pour cent? Vingt pour cent?

— Pardon, mais cette fois, vous me semblez voler vraiment bas.

— Dans ce coaltar, vous avez une autre méthode pour atterrir ? Mon Dieu, Marie, Joseph !

Le puisatier dormait. Pour plus de précaution, juste avant le décollage, il avait avalé une deuxième, puis une troisième pilule. Elles devaient avoir des vertus dormitives non prévues par la notice. Il ne se réveilla que l'acrobatie terminée, le Cessna miraculé roulant dans une opacité totale sur une surface qui devait être une piste ou qui en tenait lieu.

— Décidément, j'adore l'avion. Oh, oh, Marie-Pierre, vous avez vu le col de votre chemise? Ces suées ne sont pas normales. Palu ou ménopause ? Il va falloir consulter.

 

Le vent de sable ne cessait pas. On n'y voyait pas à cinq mètres. Comment mener mon enquête ? Je n'interrogeai que trois personnes : un policier, un enfant, le serveur de la pompe à essence. Toujours la même phrase. Avez-vous vu une femme soninkée, une presque géante ? Ma question me semblait de plus en plus fragile à mesure que nous montions vers le Nord. La réponse était toujours la même : un ricanement « Parce que tu crois, monsieur, que les émigrés s'arrêtent dans les villes et descendent dans les meilleurs hôtels ? » J'abandonnai.

Peu à peu, la brume vira au noir. Et c'est ainsi que vint la nuit. Je ne peux donc vous dire à quoi ressemble Kidal. Car, dès avant l'aube nous étions repartis. Toyota BJ 30. Chauffeur targui : Bonjour, je m'appelle Abderrahmane, ancien de la rébellion. Garde targui ; Bonjour, je m'appelle Saïd, ancien de votre université Paris-I (DEUG de sciences), et aussi ancien de la rébellion.

Durant toute cette journée, nous n'avons parlé que de ça, la rébellion. La rébellion était leur seul vrai pays. Que reste-t-il à des nomades quand des instances lointaines se mettent un beau jour à élever des frontières à travers le désert ? De quel droit quelqu'un peut-il interdire à des troupeaux d'aller paître où bon leur semble ? Le puisatier hochait la tête : si j'avais les financements, je multiplierais les forages et pfuit, fini les problèmes ! (Il accompagnait ses dires d'un mouvement très gracieux de la main droite, semblable à celui d'un prestidigitateur qui veut faire disparaître une colombe.) Mais le Grand-Duché ne peut tout faire tout seul.

Pour lui faire plaisir, et détendre l'atmosphère, je lui donnais raison autant de fois qu'il était nécessaire :

— Vous avez raison, Gilles, le Grand-Duché ne peut pas tout faire !

Le paysage ne variait guère. Tantôt nous roulions sur la lune : à perte de vue une croûte grisâtre jonchée de cailloux. Et tantôt sur le fond de la mer : l'eau s'était retirée au-delà de l'horizon, ne restait plus qu'une infinie plage de graviers. Sans doute que les marées prenaient leur temps, sous ces latitudes. La prochaine reviendrait dans deux, trois mille ans.

Soudain, sans prévenir, la voiture s'enfonçait dans un chemin de dunes bordé de torchas, ces arbustes difformes de la famille des euphorbes.

— On les appelle les cheveux blancs de l'Afrique. Ils annoncent qu'à cet endroit, la terre n'a plus d'âge.

Le garde Saïd jouait aussi le guide. Aussi farouche guerrier – de son sac à dos dépassaient, côte à côte, le goulot de sa bouteille d'eau et le canon de sa Kalachnikov – que passionné d'histoire naturelle. Il ne manquait pas une occasion de présenter telle ou telle richesse, ou curiosité, de sa très austère patrie : Oh regardez, un couple d'outardes ! Vous avez vu, là-bas, ces trois tumulus ? Ce sont des tombes. Ne me demandez pas la date. Si vous avez des savants parmi vos amis, ils seront bien reçus. Votre Théodore Monod est venu, il y a longtemps. Mais tout reste à explorer.

Si son petit Michel ne l'avait pas appelée à l'aide, si elle avait eu le loisir de flâner en chemin, Mme Bâ aurait apprécié ces Touareg : aucune maladie de la boussole, chez eux, aucune manie de l'immigration. Ce désert était leur terre, à jamais. Quelle que soit sa dureté. Que personne, seulement, ne s'avise de les asservir.

Depuis le matin nous n'avions rencontré âme qui vive. Rien que des épaves, toutes sortes de squelettes, de toutes sortes de véhicules. Et, maintenant, la lumière commençait de tomber. Depuis un bon moment, le puisatier se taisait. Malgré son naturel optimisme, le doute devait s'immiscer en lui comme en moi : suivions-nous toujours la route prévue ou avions-nous soudain, par une porte invisible, pénétré sur une autre planète, une planète sans direction claire ni points cardinaux, sans jour de départ ni jour d'arrivée, une planète où l'on tourne sans fin, de plus en plus lentement – l'univers des nomades ?

Le rebelle-naturaliste dut deviner notre inquiétude.

— Nous arrivons.

Longtemps, très longtemps après, il faisait déjà presque nuit, heureusement que John Poole ne voyait rien, enfermé dans sa boîte, la colère l'aurait étranglé : « Ces gens-là n'ont aucun sens de la durée ! », un panneau parut sur le côté droit de la route, le premier depuis le début du voyage, un panneau bien connu des candidats au permis de conduire, un triangle orné d'une montagne russe (stylisée) : Attention, dos-d'âne ! Des palmiers surgirent derrière des murailles, des promesses de jardins. Une rivière de sable descendait le long de la montagne noire. Tessalit.

Tout le monde, sauf un groupe d'Américains, dînait sous la tente. Betterave en entrée, chèvre pour suivre. L'Union européenne avait financé un campement moderne, une dizaine de bungalows coquets, mais ils demeuraient vides, portes et fenêtres battantes, infiniment dédaignés sauf par les poules qui y avaient élu domicile. Nomade on est, nomade on demeure, même au milieu de constructions en dur. Une délégation de Saint-Jean-de-Maurienne entourait les officiels locaux, le maire, le préfet, le commissaire. Impossibles à distinguer : entre les pans de leurs chèches, on ne voyait que des yeux brillants. Ce petit monde discutait de l'avenir, le prochain jumelage, le dispensaire à bâtir au plus vite. L'absence d'alcool n'expliquait pas les conversations chuchotées. Pourquoi ces murmures ? Qui avait-on peur de réveiller ? Ou quoi ? Il faut dire que les nouvelles n'étaient pas bonnes. Deux touristes hollandais avaient été égorgés la semaine précédente. Chaque jour, des voyageurs étaient dépouillés. Vous voyez cet Espagnol, là-bas ? On l'a retrouvé hier en slip sur la route d'Aghelloc.

Une guerre couvait. Entre quels ennemis ? Voilà pourquoi Tessalit donnait si fort ce sentiment de ville assiégée.

Pour détendre l'atmosphère, le maire raconta l'histoire d'un de ses administrés, Haroun, dit le « Lion du désert ». Son obsession à lui, c'était la chaleur. Il ne la supportait pas. Il avait juré sur le Coran que jamais, chez lui, même en mai-juin, durant les canicules, la température ne dépasserait vingt et un degrés.

— Et alors ?

— Il a tenu parole.

— Oui, oui…

L'après-midi, Saint-Jean-de-Maurienne avait visité la maison réfrigérée : Vous vous rendez compte, elle est construite sur un puits… un tunnel recueille le vent brûlant… le petit lac intérieur s'évapore… l'énergie dégagée libère le froid… moi qui suis scientifique, je n'ai jamais rien vu de plus ingénieux.

Ils en rajoutaient dans l'enthousiasme. Au moment de signer un jumelage, il fallait moins que jamais sombrer dans le pessimisme. Haut les cœurs ! Et terrassons la fournaise. Les futurs vrais combats de la planète seront climatiques, n'est-ce pas ?

Je ne pouvais m'empêcher de sourire. Jusqu'où montait le thermomètre en ces parages : 45,46 ? Kayes pouvait dormir tranquille. Ce n'est pas le Sahara qui lui ravirait son record.

L'un des chèches s'était glissé vers nous.

— Vous repartez dès demain, n'est-ce pas ? Je suis le commissaire. J'ai préparé votre protection.

— Nous avons déjà un garde.

— Ce n'est pas suffisant ! Hélas, notre région n'est pas sûre. Vous aurez les deux escortes réglementaires.

Bien sûr, je posai la question imbécile :

— Pourquoi deux ?

Le chèche ne m'avait pas entendu. Il avait déjà regagné sa place au milieu des Savoyards. La réponse vint de Saïd :

— Parce que la première escorte est gratuite. Mais la seconde est payante, très payante. Les rackets commencent.

Il grondait.

À leur table, au milieu de la cour, les Américains eux aussi parlaient bas. D'où nous étions, accroupis, ils paraissaient d'une autre race, à la fois plus massifs et plus enfantins, presque innocents.

— Que font-ils ici ?

— Ils recherchent Ben Laden, comme tout le monde. Et ils négocient la piste.

— Pardon?

— Celle de l'ancienne base militaire française. Quatre kilomètres de long, état correct. Regardez la carte. Point d'appui idéal au milieu de l'Afrique.

 

Honte sur moi, madame Bâ ! Honte à ma couardise ! À la vue de notre escorte, deux pick-up bourrés d'hommes en armes, je faillis renoncer.

Une double bande d'épouvantails. Non que ces soi-disant gendarmes arboraient des mines menaçantes. Au contraire, leurs visages étaient ronds, encore adolescents, et tout à fait joyeux, rigolards même, apparemment ravis de la mission de protection matinale qui leur était confiée. C'étaient leurs tenues qui faisaient frissonner, l'accoutrement que chacun s'était choisi, un amoncellement des plus hétéroclites, du militaire et du civil, voire du vacancier, des capotes kaki, des vestes léopard et des sweat-shirts de basketteurs, des passe-montagnes multicolores et des lunettes de baigneur, des casquettes I love New York dialoguant avec les fameux tee-shirts à la gloire de Ben Laden, des cascades de gris-gris, dents de chacal, fœtus de chauve-souris, mêlés à des colliers de jeune fille, des cœurs, des prénoms dorés, un festival de logos, c'était à qui en montrerait le plus, quitte à les aligner, les coudre ensemble, Nike, Reebok, Adidas, Lancôme, les nouveaux galons, les Légions d'honneur de la modernité. Sans oublier les jouets, les couteaux, les machettes gaiement brandis vers le ciel, Allah Akbar ! , les bonnes vieilles mamans Kalachnikovs sans cesse polies, caressées, embrassées, deux sur trois décorées encore de guirlandes, on n'était pas loin de Noël.

Déjà prêts pour le départ, assis dans la benne, pieds au-dehors, ils présentaient fièrement leurs chaussures, un invraisemblable catalogue, des escarpins en croco aux brodequins réglementaires en passant par les moon-boots, les Doc Martens ou les santiags de chanteur de rock. Juché sur son siège, un bidon rouge, un rasta d'une maigreur d'agonisant, le serveur de la mitrailleuse, s'était contenté de tongs. Sa coquetterie, il l'avait placée ailleurs, dans des gants de jardin jaune et vert, sans doute en hommage à l'Éthiopie.

Je frissonnai. Comment faire confiance à de tels patchworks humains ? L'incarnation même, jusqu'à la caricature, des déchirements et des rapiéçages de l'Afrique.

Saïd devina mon angoisse, tapota son sac à dos d'où dépassaient toujours la bouteille d'eau et le canon chromé.

— Ne crains rien. Au premier coup de feu, ils s'éparpillent comme des tourterelles.

De nouveau nous roulions sur le fond de la mer. Au bout de deux heures surgit une deux-chevaux, ou plutôt sa carcasse abandonnée sur le bord de la piste.

Saïd fit signe au chauffeur de s'arrêter, se tourna vers moi :

— Quelqu'un qui s'intéresse aux immigrés se doit de lui rendre hommage.

Je descendis. Nos deux escortes, la gratuite et la payante, avaient disparu. De tout côté, la terre et le ciel étaient vides. Le rebelle-naturaliste parlait derrière mon dos.

— Personne n'a jamais su son nom. Il venait de Tessalit à pied. Rien ne retient les gens qui veulent gagner le Nord. Il a dû se sentir mal. La voiture était déjà là, désossée depuis des années. Il s'est allongé dans le coffre. C'est là qu'il est toujours. On l'a seulement recouvert de pierres. Vous venez ? La route est encore longue.

 

Cette rencontre macabre n'avait pas troublé le puisatier. D'autres angoisses l'occupaient. Dans un long voyage, chacun finit par se laisser envahir par son obsession. Moi, je voyais Mme Bâ partout, affalée là-bas au milieu des cailloux, debout sur la plus haute des dunes et nous appelant à l'aide. Lui, il avait sorti ses notes. Nous l'entendions murmurer : fou, il faut être fou comme moi pour forer ici jusqu'à quatre cents mètres. Il se frappait du poing le crâne.

Les bidons apparurent d'abord, une armée multicolore, des centaines et des centaines de cylindres cabossés, comme les pions d'un jeu géant. Les habitations ne surgirent qu'après, dans un creux du sable, l'amas habituel de gros cubes ocre.

— Je ne vous ai pas prévenus, Inhalit n'a pas d'eau. Chaque jour, des camions vont en acheter à la mairie de Bordj-Moktar, la première ville algérienne. En prétendant que les troupeaux ont soif. Bien sûr, personne n'est dupe… Et c'est pour ça que je suis là !

Le puisatier avait repris du poil de la bête. L'évidence de son utilité le requinquait. Ses yeux brillaient. Il se préparait à l'exploit, au chef-d'œuvre de sa carrière humanitaire.

 

On n'entre pas comme ça dans la ville sans eau. Si vous venez dans ces parages, Monsieur le Président, prévenez votre chef du protocole. Il faut respecter scrupuleusement l'ordre chronologique. Visiter d'abord l'habitant numéro 1, M. Sidama, le père fondateur. Il vous montre avec solennité la toute première maison : Je me souviens du jour, le 28 mai 1996, j'étais tout seul et j'ai construit. Je me disais qu'un relais serait utile au milieu du désert Hélas, comme vous le voyez, nous avons dû l'abandonner. Elle est devenue pissotière.

On félicite. Puis on s'en va saluer l'habitant numéro 2. Il vous fait admirer son œuvre, la deuxième maison – hélas, le terrain a glissé, voyez ce qu'il en reste. Lui aussi raconte : Je passais par là, je me suis dit pourquoi pas ?

Et ainsi de suite. La ville compte plus de mille habitants aujourd'hui.

Partout, le Luxembourgeois était reçu en héros.

— La Grande-Duchesse aura une place à son nom.

— La place principale.

— Celui qui donne l'eau donne la vie.

Etc.

Et le déjeuner d'honneur commença (betterave et chèvre).

 

Ce n'est pas parce qu'une ville est nouvelle qu'il faut faire fi des rites et de la courtoisie.

J'attendis – tous les présents peuvent en témoigner, le garde rebelle-naturaliste, le puisatier –… j'attendis pour poser ma question, j'attendis patiemment, j'attendis poliment, j'attendis jusqu'à ce que le dernier des invités eût avalé sa troisième et dernière tasse de thé vert amer :

— Pardon de vous importuner, vous devez rencontrer tellement de monde, mais une femme, grande, d'ethnie soninkée…

— Vous parlez de Marguerite ?

À l'évidence, Mme Bâ était une célébrité à Inhalit. Les autorités 1, 2 et 3 s'esclaffaient :

— Nous accueillons peu de femmes, hélas. Mais celle-là, un phénomène.

— À son âge, demeurer si belle !

— Mais il ne faut pas s'y frotter !

— Avec elle, ils vont devoir filer doux, ceux de son groupe !

— Elle est partie il y a longtemps ?

— Attendez voir…

— Je dirais trois jours.

— Non, quatre.

— De toute façon, le syndicat vous renseignera.

— Pourquoi, c'est votre amie ?

 

Chez les transporteurs aussi (Biro des kamions et pic op, ofiss for voyageurs), Mme Bâ avait laissé des souvenirs émus.

— Une cliente de grande classe.

— De grande allure, vraiment !

— Une princesse, hélas, maltraitée par la vie.

— Nous avons pris soin d'elle.

— Elle a reçu le meilleur véhicule : Toyota HZJ 80.

— Les plus grandes chances de succès.

— Je peux savoir la direction qu'elle a prise ?

Les deux préposés levèrent les bras au ciel.

— Ça, monsieur, impossible de te le dire !

— Le bon conducteur se saisit des circonstances.

— Et qui peut prévoir les circonstances ?

— Regarde.

D'un revers de la main, ils écartèrent les bouteilles de Coca vides. Une vieille carte parut, un Sahara maculé de taches et troué par les cigarettes.

— Vous voyez, il y a des dizaines de chemins possibles. Tamanrasset-Djanet, vers la Libye. Ou bien direct vers Alger par Arak, In Salah, El Golea. Ou encore Reggane et le Maroc… Le sable, c'est comme la mer. Chacun choisit sa route.

— Nous vous le disions : en fonction des circonstances.

J'avais fermé les yeux : qu'est-ce qu'une femme ? Quelqu'un qui ne craint pas d'affronter le désert lorsque, de l'autre côté du sable, la petite voix de son amour appelle à l'aide.

— Quelque chose ne va pas, monsieur ? Le ventre ? Le syndicat a toutes les pilules, radicales et pas chères.

Je remerciai.

Bon voyage, Mme Bâ !

Il ne me restait plus qu'à rebrousser chemin, retrouver Bamako, les dossiers, les deux vigiles de ma vie quotidienne, John Poole et les ongles violets de Marysa. En tout cas, personne, aucun bâtonnier ne pourra jamais m'accuser d'avoir bâclé ce dossier.

— Vous pourriez me trouver un moyen pour redescendre?

Mes deux amis se sont dressés. Un vrai garde-à-vous.

— L'honneur est pour le syndicat !

— Vous avez frappé à la bonne porte !

— Dès qu'un véhicule se présentera…

— … un véhicule digne de monsieur, monsieur… ?

— Benoît.

— … digne de monsieur Benoît se présente, nous appelons monsieur Benoît.

— Dans la minute !

— En attendant, profitez bien d'Inhalit, monsieur Benoît.

Je n'ai pas vu les Ghanéennes. Hélas, monsieur, tu les as manquées de peu, l'imam les a chassées le mois dernier. Il doit bien en demeurer une ou deux tout à fait cachées et à peine plus chères. Elles n'ont pas leur pareille pour aider à occire le temps. Tu peux toujours faire appel à moi quand il s'agit de rendre tous les services.

Je n'ai pas vu la drogue (comment crois-tu, monsieur, que se financent les voyages? ) mais j'ai vu débarquer les gros cartons de dix mille cigarettes rouge et blanc. J'ai vu le bon sourire des commerçants : remercie la France, monsieur, et vos taxes géniales sur le tabac. Sans elles, ma boutique pourrait fermer, et comment je paierais les études de mon fils à Paris ?

J'ai vu passer (à toute vitesse) les pick-up des candidats immigrés : ils brandissaient le poing, on aurait dit des conquérants ; j'ai vu revenir les refoulés, j'ai vu la plupart tituber en posant le pied sur le sable. Je me suis accroupi près d'eux. Cinq jours et cinq nuits durant, j'ai entendu, vraies ou fausses, les histoires les plus tristes du monde : « J'ai été violé », « J'ai été prostitué », « J'ai été soldat dès dix ans », « Dix frères et sœurs attendent mon argent »… J'ai demandé où leur périple vers le Nord s'était arrêté. Casablanca, Tanger (pas de chance, si près du but), Tamanrasset, Tozeur. J'ai demandé s'ils avaient mangé et bu depuis une semaine. À peine, à peine. J'ai demandé s'ils repartiraient. Bien sûr, bien sûr. J'ai vu des ignominies. Monsieur, monsieur, viens vite. J'ai vu des refoulés à la file indienne. J'ai vu des épouvantails, des gendarmes, ma double escorte, les menacer de leurs armes. J'ai vu un capitaine Maïga (c'est son nom véritable) leur soutirer à chacun deux mille cinq cents francs CFA. – Mais je n'ai rien. – Tu ne partiras pas d'ici avant de m'avoir payé ! … Et toi, l'avocat, attention à ce que tu vas raconter.

J'ai vu une rue de restaurants déserts. Risto.Resto.Best in Town.Soyez les bienvenus.

J'ai vu des dizaines de refoulés mouler de la terre humide.

J'ai vu des champs de briques sécher au soleil.

 

Je suis demeuré cinq jours et cinq nuits prisonnier d'Inhalit Chaque fois qu'un véhicule, n'importe lequel, se préparait à descendre vers le Sud, je m'approchais, palabrais, promettais, menaçais. Chaque fois, un membre du syndicat s'interposait :

— Allons, monsieur Benoît, un peu de patience, vous voyez bien qu'il n'y a pas de place.

— Allons, monsieur Benoît, un peu de bon sens, vous voyez bien que ce Ford va rendre l'âme en chemin.

— Allons, monsieur Benoît, un peu de dignité, vous voyez bien que ce tacot Land Rover est indigne de votre position.

— Allons, monsieur Benoît, un peu de réalisme : à quoi sert de vous battre ? Nous sommes tellement plus nombreux que vous et tellement plus armés. Faites donc confiance au syndicat. Il n'agit que pour votre bien.

Ces paroles doucereuses m'étouffaient peu à peu tout autant que le sable. Aucune porte, aucun mur, aucun tissu, aucune paupière, aucune lèvre, aucune peau ne résiste à l'invasion du sable.

Enfin, au petit matin du sixième jour, les deux syndicalistes se présentèrent, suivis de toutes les autorités chronologiques.

— Bonne nouvelle, monsieur Benoit. Nous avons pour vous le meilleur des transports. Une place arrière, près de la fenêtre, dans un HZJ 105 dont la climatisation fonctionne, nous avons vérifié. Excellent voyage, monsieur Benoît.

L'instant d'après, j'étais installé.

C'est alors que M. Sidama, l'autorité chronologique numéro 1, m'a tendu deux enveloppes.

— Pardon de vous avoir retenu si longtemps. Mais c'étaient les ordres. Ses ordres. Vous connaissez Mme Bâ. Comment lui résister ?

J'ai salué, remercié.

Les quinze autres passagers se sont installés, ils m'ont écrasé. Plus ils m'écrasaient et plus je souriais. Et, par la fenêtre ouverte, j'ai salué de nouveau, encore et encore remercié.

Maintenant nous commencions de rouler, poursuivis par les enfants : Bon voyage, et la prochaine fois, apportez des Bic et des cadeaux ! Nous avons longé le chantier du forage. Le puisatier luxembourgeois n'a pas relevé la tête : il scrutait les entrailles de la terre. Il me semblait qu'autour de lui, les bidons ricanaient. De nouveau disparue, l'escorte. Sans doute occupée quelque part à racketter. J'ai pensé à votre collègue, l'excellent Président du Mali. Je me suis demandé : comment diriger un pays si pauvre ?

Comment prendre connaissance de son courrier quand on est un passager écrasé ? J'ai attendu Tessalit.

La première lettre m'était adressée. La grande écriture bleue, typique calligraphie d'institutrice, m'a fait battre le cœur.

 

Pardon de vous avoir retenu prisonnier. Mais un avocat doit savoir la vraie douleur de l'immigration. Je me trompe ?

Merci pour tout.

Marguerite Bâ

 

La seconde lettre est pour vous.

 

Monsieur le Président de la République française,

 

Dans mon pays, celui qui arrive, quel qu'il soit, d'où qu'il vienne, on lui fait fête.

Dans mon pays, ce n'est pas l'usage de prévenir qu’on arrive puisque personne n’interdit d'arriver.

Je sais qu’en France la coutume est différente.

Et jamais, la fille de Mariama, la traditionniste, ne voudrait manquer à la politesse.

Alors je vous préviens.

J'ai lutté.

Peines perdues.

Me voilà, contrainte de céder, comme les autres, tous les autres, ceux qui sont déjà venus et les autres, tous les autres qui vont suivre : j'arrive.

 

Mme épouse Bâ, née Dyumasi Marguerite.

Madame Bâ
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